Jean ARROUYE

Extrait de conférence.

Quand les photographes se veulent sculpteurs

Les relations transcréatives que la photographie peut nouer avec la sculpture impliquent évidemment bien d’autres accomplissements que le compte rendu, fut-il original dans sa forme, de la présence dans le monde de formes sculptées. Cela, la photographie le fait, comme pour tout autre objet ou spectacle, en recourant, ainsi que la peinture classique dont elle est sur ce point l’héritière, à l’illusion d’une troisième dimension se creusant selon les règles de la perspectiva artificialis. La photographie remplit alors sa fonction la plus convenue, mémorielle, d’enregistrement des apparences.
La transcréation suppose, par contre, une activité imaginative qui entraîne la photographie au-delà de ses pratiques habituelles. Quand les photographes se veulent sculpteurs, ils mettent à mal la conception restrictive de la photographie comme enregistrement d’un avoir-été-là en faisant des images qui montrent des objets sculpturaux qui n’ont pas d’existence réelle, ou bien ils confèrent à la photographie, qui est une image immatérielle ordinairement déposée sur une surface plane, une tridimensionnalité qui en fait un objet sculptural.
Dans les deux cas l’oeuvre résultante est de nature paradoxale puisqu’elle contrevient à un caractère définitoire de l’image photographique. Ces transgressions du statut de la photographie, ces détournements de son fonctionnement symbolique ou ces débordements de son apparence objectale, mettent en jeu une poïesis matinée de metis. L’artiste, en effet, pour créer ces objets sculpturaux, illusoires ou matériels, doit ruser, intervenir sélectivement dans le processus d’instauration de l’image photographique, en agissant soit sur le photographiable, soit sur le photographique -en exploitant sélectivement les modalités d’obtention de l’image : mise en place du sujet, choix de l’angle de prise de vue, décisions sur la définition ou les contrastes…-, soit sur la matérialité du support photographique, soit enfin sur le photographié.

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Si le travail sur le corps de la photographie ne permet pas qu’elle joue entièrement double jeu, qu’elle soit à la fois pleinement image et sculpture, il faut se tourner à nouveau vers son imaginaire, non plus seulement pour le préfigurer ou en exacerber les pouvoirs d’illusion comme font Bigou et Gilles, Georges Rousse ou Pascal Kern, mais pour agir sur sa substance même, en transformer l’apparence, le modeler, ce que permet désormais l’instrumentation électronique. Ainsi oeuvre Marc Chostakoff qui retravaille des photographies d’étendues marines ou de bords de mer en faisant se casser abruptement la surface de la mer en falaises verticales. Dans une de ses photographies la mer effondrée à quelques dizaines de mètres de la côte ressurgit un peu plus loin du vide subséquent en un îlot quadrangulaire -ou plutôt cubique- aux parois d’eau lisse; quelques voiliers naviguent sur ce pré carré liquide, autour d’un phare qui en est comme l’axe. Est-ce là intervention purement ludique ? Dérision des attentes de l’amateur d’images, ou des présupposés du genre du paysage, ou bien du fonctionnement routinier de la photographie qui tous tablent sur le vraisemblable ? Ou encore une tentative d’invention d’un fantastique photographique ? En tout cas, comme dans les images de François Méchain, évoquées tout au début, l’intervention de l’artiste porte violemment atteinte aux données naturelles, de façon d’autant plus fortement ressentie que ces photographies en couleurs passeraient pour naturalistes si l’horizontalité de la mer et la rectilinéarité de l’horizon qui dans un paysage marin sont les caractères les plus manifestes et les plus continus n’étaient brusquement rompues, brutalement brisées. Cette violence d’intervention est sans doute une condition nécessaire pour que le travail de l’artiste infographiste soit assimilable à celui d’un sculpteur. Car ce que l’on est prêt à reconnaître -métaphoriquement- comme relevant de la sculpture, c’est moins le résultat visuel (à ce compte Degas changeant en corps de femme la succession des falaises d’un paysage de bord de mer ou Braque géométrisant les arbres à l’Estaque seraient aussi sculpteurs) que l’intervention radicale, l’acte, non de prolongement d’une suggestion des apparences mais d’arrachement du visible au naturalisme, le coup de ciseau électronique tranchant net l’étendue marine étant comme l’équivalent du coup de ciseau du sculpteur clivant le bloc de marbre. C’est donc plus par raison de manifestation du poïétique que d’appréciation esthétique que ce genre de travail peut être jugé sculptural et que la photographie peut réussir ses escapades transcréatrices.

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C’est là remarque généralisable. Les plus attachantes de ces aventures iconiques sont celles où le dévergondage photographique est le plus manifeste. Georges Rousse, Marie-France Lejeune, Alberto Schommer, Dominique Bosq, Marc Chostakoff, François Méchain aussi, mettent en scène leurs manipulations, nous donnent à connaître la façon dont ils modifient le visible en même temps qu’ils nous livrent le résultat de leur action. Les expériences de transcréation à partir de la photographie produisent des oeuvres qui sont les lieux de manifestation -voire des manifestes- du poïétique.
Or quand ainsi le poïétique s’affiche dans la photographie, corollairement le mimétique s’étiole. Nul ne s’en plaindra.

 

Jean ARROUYE


Université de Provence

Critique photographique

Sémiologue.